Au-delà de toutes ses significations symboliques, la fête de Pessah est très concrètement la fête de la libération, de l’affranchissement, voire de la décolonisation. D’où sa signification permanente pour le peuple juif, et sa portée universelle qui n’a pas échappé aux Noirs persécutés dans leurs « negro spirituals » : « Let my people go », « Laisse partir mon peuple ». Que cesse l’esclavage, l’oppression, l’exploitation d’une collectivité par une autre. Le destin de l’homme, c’est d’être libre et de sortir de toutes les Egyptes qui le broient, l’aliènent, l’enchaînent. La vraie libération, c’est de cesser d’être « les serviteurs de serviteurs », non pas pour se livrer à nos fantaisies et à nos passions, ou pour remplacer un arbitraire par un autre arbitraire, mais pour devenir vraiment les servants du D-ieu Unique et Vivant.
A cet égard, Pessah est aussi important dans la pensée juive que Roch Hachana ou que Yom Kippour. Dans le rituel du judaïsme, la sortie d’Egypte est fréquemment mise sur le même plan que la Création du monde. Et même dans les Dix Commandements, D-ieu se présente d’emblée non comme le Créateur de l’univers mais comme « Celui qui t’a fait sortir d’Egypte, de la maison de servitude ». C’est là sa principale Révélation, sur un plan humain. Et c’est là notre principal titre de reconnaissance à son égard. D’ailleurs, l’une des sources de notre morale, c’est non pas je ne sais quel raisonnement philosophique, mais le rappel lancinant : « Souviens-toi que tu as été esclave en Egypte ». Et notre Haggada, lue au cours du seder de Pessah, précise : « De génération en génération, l’homme est tenu de se considérer comme étant lui-même sorti d’Egypte ». Il ne s’agit pas uniquement d’une formule de style mais d’une expérience et d’une responsabilité historiques malheureusement bien tangibles.
Tout le déroulement du seder illustre avec force et pénétration ce dur processus d’émancipation, de cheminement de la servitude vers la liberté, de la détresse vers la joie, du deuil vers la fête, des ténèbres vers la lumière, et de l’oppression vers l’affranchissement. La succession des rites est elle-même une pédagogie de la libération, libération d’autant plus exemplaire qu’elle concernait un peuple au sein d’un autre peuple.
Par exemple, pourquoi montre- t-on les herbes amères après l’agneau pascal et après la matsa alors que chronologiquement l’amertume aurait dû précéder les signes du salut ? Un maître hassidique, reb Simh’a Bounim de Psichkhe, explique ainsi cette inversion paradoxale : aussi longtemps que les Hébreux ne voyaient pas approcher la délivrance, ils ne ressentaient pas vraiment la misère de leur sort. Mais aussitôt que Moïse leur eut parlé de liberté, ils s’éveillèrent et comprirent l’amertume de l’asservissement. Nous trouvons là comme un écho de la profonde pensée du Midrach : « La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer ». Pour transformer un clan en une nation, il lui faut à la fois un libérateur et un législateur. Si l’un et l’autre se confondent comme chez Moïse, on est en présence d’une situation privilégiée.
Pessah coïncide avec le début du printemps, avec les prémices de l’orge, avec le fleurissement des arbres – tous événements qui sont célébrés par le judaïsme en même temps et presque au même titre que la liberté recouvrée. C’est le temps de toutes les promesses, de toutes les espérances, le printemps des peuples. C’est le prélude, le commencement, l’avant-goût aussi du grand Pessah des temps messianiques.
On ne peut être libre seul. On ne peut savourer égoïstement sa liberté. C’est pourquoi la commémoration de Pessah s’ouvre par cette invitation « Kol dikhfin yeté veyekhoul », « Que tous ceux qui ont faim viennent et mangent, et que tous ceux qui en ont le besoin puissent avoir leur Pessah ».
Hag Saméah
Extrait du journal Actualité Juive – N°1205