A la veille du Nouvel An juif, Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France, s’inquiète des tentatives de remises en cause, par la société, de « rites fondamentaux ».
Le chef de l’Etat et le premier ministre ont inauguré des lieux de mémoire importants pour la communauté juive, un plan d’action contre le racisme et l’antisémitisme a été annoncé et le ministre de l’intérieur devrait adresser ses vœux aux juifs de France pour Roch Hachana (le Nouvel An juif). Les inquiétudes d’une partie de la communauté juive après l’élection de M. Hollande sont-elles levées ?
Certains se demandaient effectivement si la communauté juive serait aussi entendue que sous le gouvernement précédent. Nous attendions des signaux pour que la confiance ne soit pas perdue. D’autant qu’après la tuerie de Toulouse, alors que nous nous attendions à une diminution des actes antisémites, nous avons au contraire constaté une sorte de libération de pulsions. Cette affaire a toutefois fait prendre conscience à tous les partis politiques que nous étions arrivés à un point extrême de haine antisémite et antisioniste dans notre société. Aujourd’hui, dans les échanges que j’ai eus avec le président de la République, le premier ministre et de nombreux ministres, je peux dire que l’écoute et la réactivité sont là, l’expérience dira comment les choses évolueront concrètement.
Quels dossiers abordez-vous avec les ministres ?
Ils touchent à tous les aspects de la vie juive en France, car beaucoup ont le sentiment qu’il devient de plus en plus « pesant » d’y être pratiquant. J’ai abordé des questions liées à la liberté religieuse, à la sécurité des bâtiments, à l’application de peines pour les auteurs d’actes antisémites, aux menus casher pour les détenus juifs, au calendrier des concours et examens pour préserver le shabbat et les fêtes juives, aux carrés confessionnels, au rapport des juifs de France avec Israël et Jérusalem, et bien entendu à l’abattage rituel…
Je leur fais aussi toucher du doigt la réalité préoccupante de la démographie juive en France, aujourd’hui à son maximum. Peu de juifs sont susceptibles de venir s’installer en France, l’assimilation par les mariages mixtes se poursuit, l’aliya aussi, à raison de 1500 à 2000 personnes par an. Dans vingt ans, il y aura probablement moins de juifs en France. La question est : veut-on qu’il y en ait un peu moins ou beaucoup moins ? C’est la responsabilité de la France de maintenir une communauté vivante et active.
Sur le dossier de l’abattage rituel, les polémiques qui ont éclaté durant la campagne présidentielle ont-elles fait long feu?
Je ne pense pas que ces questions soient derrière nous ; les coups peuvent venir de partout, d’autant qu’il s’agit d’un enjeu de niveau européen. Nous attendons que la France joue un rôle moteur en Europe dans la défense de cette pratique millénaire.
Ces tentatives de remise en cause d’une pratique religieuse ne sont pas des accidents de parcours mais le signe que nos sociétés s’arc-boutent contre le fait religieux. Nous venons d’en avoir une autre illustration en Allemagne avec le débat sur la circoncision. Ce jugement montre que l’on a atteint un point extrême dans les atteintes à la liberté de culte.
Pour nous, l’abattage rituel ou la circoncision sont des pratiques qui ne sont pas négociables. Sinon, cela signifie pour les juifs d’Europe qu’ils doivent partir. La maladresse de François Fillon au printemps [l’ex-premier ministre avait laissé entendre que juifs et musulmans devaient revoir leurs « traditions ancestrales »] montre qu’il faut être vigilant. Il ne faudrait pas entériner le projet d’une société qui accepte toutes les libertés sauf celle de pratiquer une religion.
Une alliance avec les autres religions, et notamment l’islam, peut-elle être efficace ?
Certains sujets sont déjà traités ensemble. Mais je ne veux pas que les juifs subissent des dommages collatéraux parce que la laïcité se durcit ou à cause des difficultés d’installation de l’islam en France. Il faut cesser de s’attaquer à des rites fondamentaux et accepter l’idée que l’islam modéré peut être intégré en France.
Les pratiques cultuelles du judaïsme n’ont jamais été en contradiction avec la République. Il faut continuer de faire confiance au Consistoire pour porter ces pratiques. Plus on est à l’aise dans son identité, mieux on s’intègre. Notre institution sert fréquemment de référence pour l’organisation du culte musulman en France, dont le principal enjeu, à mon sens, consiste à se démarquer de l’islam radical et pas seulement après un événement comme celui de Toulouse.
Contrairement aux catholiques, les religieux juifs n’ont pas pris position sur le mariage ouvert aux homosexuels. Pourquoi ?
C’est un sujet de société compliqué. La religion juive ne reconnaît évidemment pas le mariage homosexuel. Mais, au-delà de l’interdit religieux, je m’interroge sur le sens d’une société qui accorderait la même normalité à des familles où l’enfant aurait deux pères ou deux mères au lieu d’un père et d’une mère, le modèle traditionnel. Le « mariage homosexuel » changerait le modèle naturel de la famille ; c’est une lourde responsabilité. C’est pourquoi il ne faut pas se focaliser sur la religion comme un obstacle, mais voir tout ce que cette question remet en cause dans nos repères, nos rapports à la parenté, à la famille, nos modes d’organisation sociale, avant de se prononcer.
© Vincent Capman/RIVA PRESS pour Le Monde
* Entretien de Stéphanie Le Bars avec Joël Mergui, paru dans Le Monde du 15 septembre 2012