L’Europe et le Judaïsme : quelles libertés ? par Joël Mergui

Les élections d’une Europe pacifique et libre vont se dérouler à quelques semaines de la fête de Pessah que le peuple juif célèbre partout en mémoire de sa sortie d’esclavage. La fin de notre exil de servitude en Égypte résonne à nos mémoires comme le moment où nous avons conquis notre liberté comme peuple et comme individu.

 

Petit peuple par le nombre, au sein des nations, les Juifs ont tout au long de l’histoire, réussi à préserver leur héritage spirituel par le seul fait qu’ils demeuraient fidèles à leur mémoire comme à leurs commandements et à leurs traditions. Ils sont restés Juifs comme ils sont restés des Français, des Allemands, des Anglais ou des Espagnols au sein de l’Europe et comme l’Europe représente l’union librement consentie de toutes les nations qui la composent sans que celles-ci perdent pour autant leur identité propre. Cette fidélité revêt certes plusieurs aspects et s’exprime différemment selon les individus et les pays, mais quelle qu’elle soit, elle signe l’adhésion à une identité forte, vécue le plus souvent comme une évidence incontournable. Or, cette pleine évidence pour un juif d’être Juif et de l’être totalement -en plus d’être français ou citoyen européen -, paraît si irréductible qu’elle représente probablement l’une des raisons qui suscitent au mieux l’admiration, au pire le rejet.

 

N’en déplaise aux esprits chagrins et aux extrémistes de tous bords, depuis le traité de Lisbonne, l’apport des religions est reconnu comme partie intégrante de l’identité et de la culture européenne. Implanté en Europe depuis plus de 2000 ans, le Judaïsme a pleinement participé à sa fondation et continue d’y jouer un rôle actif.

 

Dans un contexte de montée des extrêmes accompagnée de méfiance vis a vis du politique et de poussées nationalistes, 28 nations s’apprêtent à élire leurs représentants au parlement européen. L’Europe qui s’est progressivement élargie de 6 jusqu’à 28 pays est partout synonyme d’espace de liberté et de modernité.

 

Dans un tel cadre, la conception juive de la liberté, née de la sortie d’un long exil, peut paraître sinon anachronique ou obsolète, totalement dérisoire. Pourtant il n’en est rien. Notre liberté est d’abord prise de conscience, celle d’une existence qui se vit dans un monde auquel il faut fixer des règles et des limites pour qu’il soit viable et vivable, sauf à accepter le joug de la soumission à un despote, à nos instincts, à nos passions, au tohu bohu ou à la norme sociale.

 

Dans un monde où tout va vite, où la réussite matérielle paraît être le sens de l’existence moderne, il peut effectivement sembler étrange, sinon anormal qu’une communauté de personnes sauvegarde une communauté de valeurs et articule son existence autour d’une communauté d’origine et de destin dans le respect des lois de sa communauté nationale. Pire, il peut sembler même anti-moderne -et certains oseront même dire anti-égalitaire ou anti-démocratique- que des hommes et des femmes affirment leur liberté en vivant selon des règles et des commandements qui abondent en interdits et en contraintes !

 

Effectivement, quelle étrange liberté de conscience que celle qui choisit de se limiter en tout quand l’époque est à ne se contraindre en rien ! Quel étrange peuple qui s’inflige 8 jours durant un pain de misère, pour se souvenir d’avoir tout quitté pour un ailleurs improbable, un message à peine audible et une voie inconnue ?

 

Du pain azyme à Pessah aux règles de la cacherout, à la circoncision des nouveaux nés ou de l’observance de Chabbat jusqu’à la seule affirmation de notre identité juive, la liberté à l’œuvre est la même. Notre liberté est conscience de nous-même comme individu et comme Peuple ; elle est intime conviction que l’homme n’est pas davantage maître du monde que le monde n’est maître de nous.

 

Ces certitudes conjuguées depuis des millénaires nous permettent au quotidien de relativiser les situations les plus difficiles que nous ayons à affronter. A savoir nous en détacher, nous nous en trouvons libérés et partout où nous allons nous transportons avec nous notre univers mental autant que notre liberté.

 

Paradoxalement, nos règles et notre univers si contraignants sont nos boucliers et nos armes pour ne pas sombrer totalement comme Peuple et comme individu aux heures les plus graves de notre fragile existence. En cela, notre liberté est bien la garante de notre survie tout au long de notre courte vie comme de notre longue histoire.

 

Pourtant, à l’heure des libertés démocratiques, partagées sur tout le sol européen, la liberté essentielle qui consiste à vivre selon sa conscience est battue en brèche. La liberté religieuse ne serait pas liberté au motif qu’elle s’accompagne de pratiques religieuses considérées comme contraignantes par ceux justement qui ne les pratiquent pas.

 

Pour les Juifs -jusqu’aux plus observants-, aucune liberté n’est plus grande que celle qui se donne à elle-même ses propres limites et qui nous protègent de subir les bornes d’un espace qui nous confine loin de nous-mêmes, hors du cadre que nous nous sommes choisis et dans lequel nous pouvons nous épanouir durablement.

 

Au moment de renouveler ses acteurs, que l’Europe ne se méprenne pas sur le rôle ou l’héritage du Judaïsme. Il offre aux religieux comme aux non-religieux un cadre protecteur qui donne sens à une existence assumée chaque jour comme un cadeau précieux ; un don qui transfigure le réel et apporte à qui sait le voir un bonheur constructif de tous les instants.

(Paru dans Information Juive n°341 – Avril 2014)