Georges Loinger : aux frontières de l’espoir, par Joël Mergui

« Nous sommes les mêmes qu’au temps du roi Salomon. Mais nous avons aussi appris à nous battre, dans la Résistance juive, ici en France, mais également là-bas en Eretz Israël »

Georges Loinger, alias Léo, commandeur de la Légion d’honneur, médaille de la Résistance et croix de guerre avec palmes est un héros de la Résistance juive. Il est avant tout pour moi, un exemple et un grand homme, qui vient de nous quitter à l’âge de 108 ans.

Juif alsacien parfaitement bilingue, ingénieur de formation et sportif émérite, Georges Loinger était très vite devenu avant-guerre éducateur sportif, convaincu d’avoir bientôt à mobiliser toutes ses forces pour lutter contre le péril nazi. « L’histoire – avait-il déclaré lors d’un entretien en mai 2018 -, est parfois très extraordinaire, elle fait naître un homme qui s’est donné la vocation de tuer les juifs. »

Prisonnier de guerre évadé d’Allemagne, il s’est engagé dans la résistance juive dès 1940 et a mis au point dès fin 1942 une filière d’évasion vers la Suisse qui a permis de sauver au moins 975 enfants juifs. Pour 350 d’entre eux, il a personnellement assuré le sauvetage tout en participant à d’autres réseaux de résistance.

Pour lui et sa femme Flore, la Résistance a été une « évidence », comme pour ses sœurs Fanny et Emma, dont il apprit par hasard, à la fin de la guerre, qu’ils avaient « fait des trucs » dans le même réseau Garel sans le savoir. Cette « évidence » fut aussi, celle de son cousin Marcel Mangel le futur Mime Marceau, celle des aumôniers du Consistoire, de tous les membres anonymes ou célèbres des quatre autres grands réseaux de la Résistance juive :  l’OSE, la Sixième des EEI, l’OJC ou le Mouvement de la Jeunesse Sioniste (MJS). Une tragique « évidence » dont certains ont payé le prix le plus lourd comme le Grand rabbin de Marseille René Hirschler qui a animé dans la Zone Sud les réseaux de renseignement et d’aide matérielle, morale et religieuse et l’a payé de sa vie avec son épouse à Auschwitz ou comme Marianne Cohn horriblement torturée et assassinée à 22 ans, auteur du bouleversant poème «  Je trahirai demain », sans avoir livré aucun nom ni celui de Georges Loinger, dont elle avait refusé la proposition d’évasion à Annemasse pour protéger les 28 enfants qu’elle convoyait grâce à son réseau de passage clandestin vers la Suisse.

Cette évidence avait la force d’une alliance, marquée dans la chair par des actes forts, telle la décision que prend Georges Loinger de circoncire son fils, pourtant pleinement conscient du péril. Il s’est toujours senti « personnellement responsable de la vie et du destin de ces enfants. (…)  Des enfants religieux surtout (précise-t-il ailleurs). Hitler souhaitait la mise à mort des juifs donc un juif pratiquant, pour lui, c’est bon à être tué. »

Par boutade, comme s’affirment souvent certaines convictions profondes, il avait récemment confié à une journaliste qu’il avait réussi : « parce que je n’avais pas l’air juif. Eh oui ! Le sport avait fait de moi le contraire d’un juif angoissé. Je me baladais avec beaucoup de naturel. » Je confirme bien volontiers que Georges Loinger vivait sa judéité avec une évidence naturelle, de celle que l’on a parfois reprochée à la génération des Sabras, celles et ceux qui sont nés en terre d’Israël, sûrs d’eux-mêmes, avec la conscience aigüe d’appartenir au Peuple d’Israël mais sans être jamais « dominateurs ». Il accepta donc tout naturellement la demande des services de Ben Gourion de mettre à profit son expérience de la clandestinité et des filières d’évasion pour servir d’appât, de messager, d’aide au ravitaillement et à l’affrètement d’une gigantesque flotte de bus et de camions pour transporter vers le Port de Sète, 4 554 survivants de la Shoah, immigrants clandestins de toute l’Europe et leur permettre ainsi d’embarquer sur l’Exodus 47 en direction de la Palestine mandataire, le futur État d’Israël.

Héros de la Résistance juive, ce soldat de l’Armée des Ombres était avant tout un combattant pour la survie de son peuple, pour arracher à une mort certaine les plus vulnérables, tous ceux qui n’avaient aucun autre espoir de survie que de compter sur la solidarité des Juifs et des Justes. L’engagement, la solidarité, la survie des Juifs et d’Israël puis le témoignage et sa pérennité, voilà ce qui a fondé l’action et structuré la vie de Georges Loinger.

Statistiquement, une grande proportion de juifs sont entrés, dès le début, dans la Résistance. Certains, comme Jacques Lazarus – fondateur du magazine Information Juive, instructeur militaire du Maquis de l’Armée juive du Tarn -, ou comme Georges Loinger ont fait le choix particulier de la Résistance juive. Comme tous les résistants, leur objectif était de vaincre l’occupant mais pour ceux de la Résistance juive, il s’agissait aussi surtout de protéger les juifs, sans attendre la fin de la guerre et la suppression des persécutions. Car une question se posait, entêtante et vitale : resterait-il encore des juifs après-guerre si rien n’était entrepris pour assurer leur survie ?

Qui d’autres que les Juifs et les Justes, dans un monde bouleversé par la guerre, mettaient en pratique concrètement les mots de la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » inscrite sur les frontons des mairies ou déclamée dans les discours de morale d’avant-guerre  ?

Si la Résistance juive des ghettos de l’Est est relativement connue, la Résistance juive française est encore trop méconnue. Elle fut pourtant l’une des raisons qui expliquent que la France ait pu préserver les trois quarts de sa population juive. L’action structurée des réseaux de clandestinité juive a indubitablement permis d’organiser et d’encadrer l’aide des nombreux Français non juifs qui voulaient manifester leur soutien aux familles juives persécutées.

N’oublions pas ce que nous devons à tous ces hommes et femmes héros de la Résistance juive, à Georges Loinger, infatigable passeur de cette mémoire, et souvenons-nous de leur action pour perpétuer leur immense mérite auprès des générations à venir.

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