Le mystère de la cinquième coupe, par le Grand Rabbin René Gutman

« On boit la quatrième coupe en s’accoudant sur le côté gauche… » Ce passage de la haggadah, reprend on le sait, presque mot à mot, la Michna dans le traité Pessahim (118a) et qui dit : « On lui verse une troisième coupe et il dit sa bénédiction après le repas (ensuite on lui verse) une quatrième, sur laquelle il terminera ce qui reste à dire du Hallel « Vegômer alav eth haHallel ». Suit une beraïta qui s’énonce ainsi : » Nos maîtres ont enseigné : A la quatrième coupe on termine le Hallel, et on dit (ensuite) le grand Hallel (à savoir le psaume 136) » Paroles de Rabbi Tarfon. Et il en est qui disent (qu’il faut réciter le psaume 23): «  L’Eternel est mon berger ».

Ce texte très connu à néanmoins laissé perplexes nombre de nos Commentateurs depuis le Haut Moyen Age, en raison des divergences entre les manuscrits les plus anciens qui nous ont été transmis, comme cela ressort en particulier du commentaire de Rachi et du Rachbam. De fait, sur cette même beraïta, Rachi signale « ha’khi garsinan » » « Nous lisons comme suit : « A la quatrième coupe, on termine le Hallel et on dit ensuite le grand Hallel », « ha’khi garsinam » comme pour nous prévenir de ne pas lire autrement. Son petit-fils, le Rachbam reprend presque la même formulation, mais les Tossafistes (117b  sur « rev’ii ») ajoutent et précisent: » Nous ne lisons pas « A la cinquième » !  Il est clair que si Rachi et ses disciples ont tenu à nous préciser quelle devait être la vraie leçon de la beraïta, c’est qu’ils étaient apparemment au courant que certains manuscrits, tant ashkénazes que séfarades qu’ils avaient pu avoir sous les yeux, portaient une autre version, ce qui explique qu’ils aient utilisé la formule consacrée « ha’khi garsinan ».  Or, cette variante « A la cinquième coupe » se trouve dans deux manuscrits emblématiques, celui de Munich, d’écriture ashkénaze (un des rares exemplaires complets du Talmud qui a échappé au brûlement du Talmud à Paris) qui porte « A la cinquième coupe » et un manuscrit yéménite (de la Columbia University), et donc d’origine séfarade, qui porte également la même mention » ! Et pourtant, dans la version imprimée de presque toutes les éditions du Talmud, et en particulier dans l’Edition de Vilna qui fera dès lors référence, on retiendra uniquement la girssa de la « Quatrième coupe ». Elle est par ailleurs déjà évoquée incidemment dans la Michna qui stipule que « l’on ne doit pas fournir à une personne, si pauvre qu’elle doit être assistée par la « soupe populaire, pas moins que la quantité nécessaire pour remplir les «  arba’a kossot », les quatre coupes de vin ». On sait qu’elles correspondent aux quatre promesses de Délivrance « Veotzéti, Vehitzalti, Vegaalti » et « Velaka’hti » (« Je vous ferai sortir, Je vous délivrerai, Je vous affranchirai, Je vous prendrai »).

Faut-il en déduire pour autant que les versions manuscrites, pourtant nombreuses, de ce «  koss h ‘amichi » et reprises d’ailleurs en compte par le Rambam ( hilh’ot h’ametz oumatza, 8,10),  le Roch, le Raavad (Abraham ben David de Posquières) qui prétend que tel que tel était aussi «  l’usage en Eretz Israël depuis les temps les plus anciens », version également connue des rabbins français comme nous l’avons signalé supra, relèveraient d’erreurs  de copiste,  ou de  fautes de frappe, ce qui eut justifié de n’imprimer dans les éditions du Talmud que la leçon «  A la quatrième coupe » sans mentionner la variante « A la cinquième » ? On a l’exemple de l’Edition du « Chass Vilna » qui s’est trouvé confronté au dilemme de publier les « hassagot » du Baal HaMaor sur le Rif, où était précisé que la Cinquième coupe, initiée par Rabbi Tarfon, avait été ajoutée aux quatre autres coupes nécessaires au kidouch, au birkat hamazone, ainsi qu’à la récitation du Hallel aussi appelé » Hallel hamitzri », afin d’accompagner la récitation du « grand Hallel ». Cette cinquième coupe viendrait aussi rappeler la cinquième annonce de la délivrance « et Je vous ferai venir au pays ». Dans la mesure où la leçon « A la quatrième » n’est surtout repérable que dans les écrits des Richonim français, et dans les manuscrits européens, fortement influencés par les corrections de Rachi et des baalei hatossfot, on peut légitimement se demander ce qu’a vraiment dit Rabbi Tarfon ! Il ressort d’ailleurs d’une consultation rapportée par Itshaq Ibn Gyat et dont nous avons pu lire l’analyse dans le savant article de Adolf Buchler « La ketouba chez les Juifs du nord de l’Afrique à l’époque des gueonim ( R.E.J, T. 50) et qui fut posée par les juifs de Kairouan  à Tsémah ben Hayyim de la Yechiva de Poumbedita, que l’usage de  la cinquième coupe était permis,  qu’il était même reconnu par les Gueonim de la  la Yechiva de Soura, « car tel est le minhag » dira Rav Saadia, citant la beraïta de Rabbi Tarfon ainsi : « Koss h’amichi ‘omer alaw eth ha Hallel » ( « ‘omer au lieu de « gomèr), tout en considérant cependant que c e minhag avait le statut de « réchout », d’optionnel, comme c’est d’ailleurs l’opinion du Baal halah’ot guedolot, le Behag : « ve-im ratsa lichtot ».

Il semble qu’il était pratiqué depuis de nombreuses générations, en particulier en Afrique du Nord. Il n’était pas rare en effet, dans ces communautés, de consulter, comme dans ce cas précis, les Gueonim de Babylonie en raison des divergences qui se multipliaient comme à Kairouan où la présence de Maîtres, venus, d’une part, d’Europe, et de l’autre d’Eretz Israël et d’Egypte, et qui avaient difficulté à s’accorder sur le minhag ou la halakha à suivre. Cette unanimité sur la « Cinquième coupe » céda cependant devant les portes de la Yechiva de Poumbédita, où Rav H’ay Gaon, seul contre tous, adopta une autre attitude, et déclara que « chez eux » à Poumbédita, on ne pratique pas cet usage. On en déduit que les savants de Soura lisaient « h’amichi » tandis que ceux de Poumbédita lisaient « rev’ii ». Interdit par les décisionnaires achkenazes, cet usage a finalement quasi disparu du rituel afin, semble-t-il de ne pas faire perdurer, dans les faits et gestes, l’incompatibilité entre la version supposée de beraïta de Rabbi Tarfon, et le noussa’h de la Michna. L’accoutumance ancestrale, dans la conscience juive, au principe des « arb’aa kossot «, fit le reste. C’est ce qui a permis à nos Maîtres de trancher une fois pour toutes entre ces deux versions, sur lesquelles tant de générations, et depuis la création de l’Etat d’Israël en particulier, lorsque le Rav Menahem Kasher et le Rav Goren voulurent justifier le retour à cet usage en vertu du retour des exilés, s’étaient penché ? (Sur l’évolution de cette discussion, se référer à l’excellent ouvrage de David Henshke : « Mah Nishtanah »)

La question fut résolue d’une manière très pragmatique que nous résumerons ainsi : Puisque Rachi a dit que nous ne devions pas boire cette « cinquième coupe »,  que d’autre part le Rambam a énoncé que nous le pouvions ( il considère cet usage, comme une mitzva, mais optionnelle (et donc non contraignante)   et que le Raavad, quant à lui,  affirme  qu’il s’agissait d’une h’ovah, d’une obligation, (et donc, que nous le devrions),  nos Maîtres conclurent ainsi : Par respect pour le Raavad et le Rambam, on verse une cinquième coupe, mais par respect pour Rachi, on ne la boit pas !  Il s’agit évidemment de cette coupe qui trône sur la table du Seder et qui est appelée « Coupe du prophète Elie », porteuse de son mystère, et que notre regard d’enfant observe lorsque le vin qu’elle contient semble frémir au moment où nous l’accueillons à notre table. C’est lui qui viendra annoncer la venue du Messie, mais dont le rôle sera aussi de statuer sur les controverses non résolues au cours des temps et relatives à la halakha. Un rôle auquel fait allusion, dans la guemara, le mot « teykou » (de la racine tekoum), qu’il faut lire comme une abréviation de « Tichby Yetaretz Kouchiot Veabayaot » (Le Tichby viendra résoudre les difficultés et les apories).

Au-delà de l’aspect historique de l’absence de la cinquième coupe dans le rituel actuel de la haggadah, l’histoire ce cette beraïta nous révèle de ce qui pointe, en termes de fragilité, dans toute transmission. Combien de querelles et combien importantes a produites dans le peuple juif le doute du sens, ne serait-ce que d’un mot aussi simple, comme celui de « chabbat » dans la contestation des Saducéens à propos de la fixation de Chavouot ! On peut aussi s’interroger sur l’absence également de la « cinquième question » et qui était posée pourtant à l’époque du beth Hamiqdach :  « tous les autres soirs nous mangeons de la viande cuite, bouillie ou rôtie, mais cette nuit, seulement de la viande rôtie », de l’absence de la cinquième formule de Délivrance «  et je vous ferai venir », et , plus proche de nous et de nos préoccupations familiales et  communautaires, de l’absence du « cinquième enfant » , celui qui n’est pas présent à la Synagogue ni non plus à la table du Seder. La cinquième coupe, le cinquième verset, la cinquième question… et le cinquième enfant. Conscients de cela, comment pourrons-nous dire, sans sourciller à l’issue du Seder : « h’assal siddour Pessah’ kehilh’ato » « La cérémonie pascale a bien été accomplie suivant les règles prescrites » ?